La nature impose en permanence sa loi
interview Japon Dimanche Ouest-France (mars 2011) - 23/03/2011
La nature, force vitale, occupe une place essentielle dans la civilisation nippone. Pierre-Émile Durand, fondateur et ancien directeur du Centre franco-japonais de l’Université de Rennes 1, nous en explique les fondements.
Le Japon a été frappé par deux bombardements atomiques à Hiroshima et Nagasaki, en 1945. Le nucléaire occupe quelle place dans leur imaginaire ? Ce traumatisme est encore très présent bien sûr, mais les Japonais en parlent difficilement de manière directe même s’ils ont l’apocalypse en ligne de mire. Ils n’abordent pas la réalité de cet anéantissement de front et le font plutôt de manière détournée, par la métaphore ou le détournement de genre que représentent la science-fiction post-apocalyptique ou la bande dessinée. Je pense à des romans d’anticipation, la submersion du Japon, ce livre à succès de 1972 racontant la destruction totale du pays par une suite de catastrophes naturelles. Un scénario qui rappelle... seulement pour partie... ce qui se passe en ce moment. Les catastrophes dues à l’activité humaine sont abordées dans le manga, la science folle, la bombe qui anéantit tout, le plus souvent tout le monde meurt à la fin. Mais comment s’explique cette apparence très digne des Japonais face à ces drames ? Pour le comprendre, il faut revenir à la relation qui unit le japonais à la Nature, indispensable point de départ. La manière dont ils la nomment est révélatrice, la nature, c’est jinen, « l’état tel qu’il est », c’est-à-dire un principe de vie titanesque et mystérieux contre lequel on ne peut lutter. On ne peut prétendre dominer la nature, c’est par des colères inexplicables qu’elle fait sentir sa puissance. ... la puissance des kami ? Oui, les japonais sont profondément shintô. Face à l’autel, le fidèle claque dans ses mains, il essaie d’éveiller l’attention du kami, de l’arrêter dans son mouvement perturbateur, il lui demande concrètement de s’asseoir profondément...koko ni o ashimasu,...reste assis ici supplie-t-il, arrête de développer ton mouvement perturbateur. Le shintô vise à apaiser ces forces surhumaines, ces éléments primordiaux que sont la Terre, le Ciel et le Vent, l’Eau et le Feu, bref tout ce qui menace. C’est pour contrôler et calmer cette Energie que le shintoïste développe son rite. ...le rite de la mort au Japon ? le plus souvent, il est bouddhiste, une fois le corps en cendres seuls subsistent les os. Munis de baguettes, chaque membre de la famille, enfants comris, prend un fragment et le dépose dans l’urne. Toucher la mort du bout des baguettes, c’est Voir la Vérité bien en face, très tôt. Voilà ce que je deviendrai, aware c’est à dire fugacité de l’existence, sentiment dominant ici. ...c’est de là que vient cette soumission apparente ? La Nature, cette force vitale, impose au Japonais une intense relation de soumission mais aussi d’adhésion permanente. Le sentiment d’appartenir à une humanité soumise à la démesure crée une fraternité de destin, c’est elle qui unit profondément les Japonais. Au Japon, la nature décide de ce que les gestes font...dit Kenzaburo Oé, prix Nobel de littérature. Quelle est la place de l’homme au milieu de cette nature ? Petite création humblement soumise à cette irrésistible énergie, il ne peut que s’y accorder, respectueusement, dans le silence. Elle impose en permanence sa loi, la lutte est perdue d’avance. Le Japonais, guetteur de chaque instant, est un romantique de l’éphémère, éprouvant une sombre fascination pour ce qui disparaît. Un exemple ? Dans les semaines à venir, il va y avoir la floraison des cerisiers, un moment de communion au Japon. Cette année, elle prendra une valeur dramatiquement accrue. À travers cette fleur éphémère, c’est un symbole de précarité et de beauté de la perte qui est fêté chaque année. Mais les Japonais sont-ils résignés face à ces drames ? Les Occidentaux utilisent le mot « fatalisme » pour expliquer l’absence de plainte ou de révolte après le drame, cet étonnant calme face à ce qu’on n’a pu et ne pourra jamais contrôler. Cela ne veut absolument pas dire qu’ils sont passifs, au contraire. Les Japonais constituent un peuple concret, obsédé de l’action et du comment, situationniste, pragmatique. Face à cette turbulence, il est dérisoire de s’encombrer de questions hors d’atteinte, méta-physiques.. Ils ne semblent pas désigner de responsables, de boucs émissaires. Face à cette menace à la plasticité infinie, étrangère à toute logique et rétive à toute explication rationnelle, il apparaît vain de chercher à désigner des coupables, une impossibilité, une perte de temps. Pour espérer surmonter l’inévitable inattendu, l’attitude juste est de faire face, avec simplicité, sans a priori. Nous avons besoin d’explication, les japonais beaucoup moins. Ces catastrophes naturelles qui jalonnent l’histoire de l’archipel nippon ont-ils laissé une trace dans l’art et la littérature ? Quelle image plus parlante que la Grande Vague bleue d’Hokusai, c’est celle du terrible tsunami de Miyagi ! On y voit cette barque et ces hommes si frêle, en son creux. Je pense aussi à l’écrivain Haruki Murakami avec son recueil de nouvelles Après le tremblement de terre. Ces thèmes ont toujours fasciné les Japonais et on les comprend. |
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